Article de Côme Chazal intitulé « L’auteur, le producteur et le crowdfunder » publié dans le Cercle des Echos le 10 juin 2013

Le crowdfunding (financement participatif de projets sur internet) est-il un signe précurseur de la « troisième révolution industrielle » annoncée par l’essayiste américain Jeremy Rifkin, ou est-il une bulle prête à éclater comme Internet en a connu (J. Rifkin, « La troisième révolution industrielle », Les liens qui libèrent Editions, 2012) ?

 

On ne peut le nier : le crowdfunding n’est pas neutre d’un point de vue sociologique. En permettant à quiconque de participer au financement et à la réalisation de projets divers, souvent sans attendre de contreparties significatives, le crowdfunding semble être une réponse à l’aspiration de la génération numérique (ou « génération Y ») « pour le partage de la créativité, du savoir et des compétences, et même des biens et services dans des communaux ouverts en vue de l’intérêt commun » (J. Rifkin, cf. référence ci-dessus).

 

Le crowdfunding connait une forte croissance économique : en 2011 près de 1,12 milliard d’euros ont été levés sur les quelques 450 plateformes qui existent à travers le monde (selon l’étude menée par le site internet Crowdsourcing.org). Certaines collectes de fonds sont impressionnantes : le réalisateur américain Zach Braff a réussi à lever sur la plateforme Kickstater.com une somme avoisinant les 3 millions de dollars pour le financement de son projet de film « Wish I was here » (cf. article Variety.com).

 

Autre signe positif : le crowdfunding fait tache d’huile. Réservé à son origine au financement de projets culturels, il s’étend désormais au micro-crédit (« lending crowdfunding ») et à la prise de participation dans des entreprises (« equity-crowdfunding »).

 

Comme tout phénomène nouveau -qui plus est issu de l’Internet- le crowdfunding bouscule les schémas existants. Ainsi, l’equity-crowdfunding et le crowdfunding-lending se heurtent aux réglementations en vigueur, peu adaptées au monde numérique. En France, une intervention législative est évoquée, avec pour objectif de lever certains obstacles.

 

Dans le domaine de la création aussi, le crowdfunding bouscule et interpelle : est-il en train de redéfinir les schémas de financement des œuvres ? Quelle est la place du crowdfunder dans la chaîne de la création ?

 

Le crowdfunder, pas tout à fait un producteur

 

Traditionnellement, le producteur est le garant financier et artistique d’une œuvre. En matière audiovisuelle et cinématographique, le producteur est « la personne physique ou morale qui prend l’initiative et la responsabilité de la réalisation de l’œuvre » (article L 132-23 le Code de la propriété intellectuelle). Comme l’a rappelé la Cour de cassation, il participe « au risque de la création de l’œuvre » (Civ. 1e 14 novembre 2012, n°11-21.276).

 

Le crowdfunder participe lui aussi aux risques, mais de manière plus raisonnée. Tout d’abord, comme le prévoit la plupart des sites internet de crowdfunding, si l’objectif de collecte fixé par le porteur de projet n’est pas atteint, les contributions des internautes sont remboursées.

 

Dans le cas où la somme est bien récoltée, il existe sans conteste un risque que le projet n’aboutisse finalement pas. Les plateformes rappellent à ce titre qu’elles ne peuvent en être tenues responsables. Enfin, si le projet se réalise, l’existence d’un second type de risque dépend de la nature des contreparties promises au crowdfunder.

 

Certains sites proposent de reverser des dividendes aux crowdfunders si le projet dégage des profits. C’est le cas par exemple du site MyMajorCompany.com, spécialisé dans la production musicale, qui alerte toutefois les crowdfunders : « le retour financier doit être considéré comme une cerise sur le gâteau. » Dans cette hypothèse, le crowdfunder, dans la mesure où il peut potentiellement espérer des gains financiers de son investissement, prend un risque financier. Dès lors, il se rapproche du rôle d’un producteur. Toutefois, une grande différence sépare le crowdfunder et le producteur : le producteur détient des parts de propriété sur l’œuvre alors que dans le schéma du crowdfunding, le porteur de projet (qui est souvent l’auteur lui-même) conserve la propriété exclusive des droits, et notamment de son « droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous » (article L.111-1 du Code la propriété intellectuelle).

 

Sur d’autres sites, seules des contreparties en nature sont promises au crowdfunder (place pour l’avant-première du film, exemplaire dédicacé du livre, inscription sur la liste de remerciements de l’album, etc.). C’est le modèle dominant en matière de crowdfunding culturel, adopté par des plateformes telles que Ulule.com, KissKissBankBank.com, ou encore l’américain Kickstater.com. Dans cette dernière hypothèse, on peut difficilement considérer que le crowdfunder prend un risque financier puisque sa contribution s’analyse en fait comme une sorte de don.

 

Plus qu’un financeur : un mécène

 

Le crowdfunder finance plus qu’il ne produit. En cela, il se rapproche d’un rôle de financeur pur, à l’image des SOFICA dans le domaine du cinéma. Ces sociétés, créées à l’initiative de professionnels du cinéma et de l’audiovisuel ou par des opérateurs du secteur bancaire et financier, sont « destiné[e]s à la collecte de fonds privés consacrés exclusivement au financement de la production cinématographique et audiovisuelle » et n’ont pas vocation à interférer dans les décisions artistiques et commerciales relatives à la production ou l’exploitation des œuvres (cf. site du CNC).

 

Toutefois, la grande particularité du crowdfunding est qu’il constitue un financement non professionnel, les crowdfunders étant la plupart du temps des internautes qui agissent à titre individuel et indépendamment de leur activité professionnelle.

 

Alors, le crowdfunder est un mécène d’un genre nouveau ? Le mécénat se définit comme « le soutien matériel apporté sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une œuvre ou à une personne pour l’exercice d’activités présentant un intérêt général » (arrêté du 6 janvier 1999 relatif à la terminologie économique et financière). Certains sites de crowdfunding, comme babeldoor.com, se prévalent d’ailleurs du régime juridique de mécénat culturel, et des incitations fiscales qui y sont liées. Le mécénat culturel permet à des entreprises et des particuliers de bénéficier de réductions fiscales. Mais le dispositif n’est applicable qu’à certaines conditions : en particulier, le bénéficiaire doit être un organisme d’intérêt général et l’œuvre financée doit être d’intérêt général (œuvre à caractère éducatif, culturel, etc.). Or, ces conditions apparaissent peu adaptées au fonctionnement du crowdfunding.

 

Alors que nous fêtons cette année le dixième anniversaire de la loi du 1er août 2003 relative au mécénat, il serait peut-être souhaitable de revoir cette loi à l’aune des nouveaux usages numériques, afin de faire du crowdfunder -pourquoi pas – le mécène du XXIe siècle.